PROLOGUE

 

 

 

 

 

 

Bien que Véronais de naissance, le carabinier Centocelle n’était pas encore tout à fait rompu aux mœurs de ses compatriotes. Avec son collègue Bacigalupo, il arpentait d’un pas égal où se mêlaient intimement la dignité et la lenteur de la Loi, les abords de la gare de Vérone. Brusquement, leur attention fut éveillée par un attroupement d’une quinzaine de personnes. Pour un représentant de l’ordre public, tout rassemblement est sujet à caution. Les deux carabiniers se dirigèrent vers cette réunion insolite afin d’en connaître les causes. Ils ne s’en trouvaient plus qu’à une vingtaine de mètres lorsqu’il se creusa une sorte de remous dans cet assemblage d’oisifs qui se fragmenta en petits groupes de trois à quatre individus. Une signora, d’un âge plus que certain, croisant les soldats de l’ordre, leur piailla :

— C’est une honte !

Oubliant que les représentants de la loi appartiennent aussi au sexe mâle, elle ajouta :

— Les hommes sont tous des moins que rien !

Dédaignant cette remarque plus injurieuse pour leur sexe que pour leur état, les carabiniers se hâtèrent et en arrivant, Bacigalupo s’enquit d’une voix sévère :

— Que se passe-t-il, ici ?

Une vieille femme s’accrocha au baudrier de Centocelle et lui cria dans la figure, avec une haleine qui empestait l’ail :

— Encore un qui a abandonné la fille qu’il avait séduite ! Et il lui a enlevé son gosse, le salaud !

Le carabinier Centocelle était fiancé et sa tendresse pour son Elvira lui faisait voir cette dernière – par imagination – dans tous les incidents de sa propre existence quotidienne. Sans songer qu’une pareille hypothèse lui attribuait – en tant qu’homme – un bien vilain rôle, il se la figurait sous les traits de cette malheureuse délaissée à qui l’on venait d’arracher son enfant, fruit d’amours illégitimes. Il se jeta en avant :

— Où est-elle ?

Centocelle entendait consoler cette pauvre fille et lui jurer que la police mettrait tout en œuvre pour ramener l’ingrat à une plus saine compréhension de ses devoirs. Le carabinier avait plus d’enthousiasme que d’expérience. La vieille lui montra la victime et Centocelle en demeura la bouche ouverte pétrifié, tandis qu’à ses côtés son collègue Bacigalupo se mettait à rire paisiblement, en garçon d’heureux caractère qui apprécie la farce qu’on lui a jouée.

La pseudo-victime, en effet, se présentait sous les formes imposantes d’une femme pas très grande, frisant la cinquantaine et pesant dans les 170 livres. Le visage ruisselant de larmes, elle bramait par intervalles, tout en rameutant autour d’elle deux fillettes et un petit garçon. Bacigalupo souffla à l’oreille de son compagnon :

— Si c’est le même qui lui a donné toute cette nichée, il faut croire qu’il a de la suite dans les idées et elle, une certaine naïveté.

Pendant ce temps, la grosse dame prenait à témoin les derniers curieux l’entourant :

— Ma qué ! ce petit, il n’a pas onze ans ! et s’il me le perd ! qu’est-ce que je deviens, moi, hé ?

Une voix s’enquit :

— Et pourquoi il le perdrait, cet enfant ?

La femme éplorée se gonfla d’indignation avant de rugir :

— Oh ! dites ! Il faut croire que les bambini, vous, vous ne savez même pas ce que c’est !

La voix gémit :

— Oh ! Madona ! j’en ai donné onze à mon Aurélia !

La désespérée ne se laissa qu’à peine ralentir dans son élan par cette réponse soulignant son erreur et avec l’accent de la plus grande sincérité, répliqua :

— Ça ne veut rien dire !

L’autre, sous le coup de la colère, allait jaillir de l’anonymat pour exprimer à cette chichiteuse ce qu’il pensait de sa mauvaise foi, lorsque les carabiniers intervinrent. Bacigalupo s’adressa à l’opulente marna :

— Signora, ils sont à vous, ces petits ?

— Vous ne pensez pas que je les ai volés, non ?

Se redressant avec orgueil, elle ajouta pour l’édification des curieux :

— Moi, mes enfants, je me les fais !

Centocelle demanda :

— Et celui qu’on vient de vous enlever ?

— Fabrizio, dix ans et demi… Le plus intelligent de la famille !

— Qui l’a enlevé ?

— Son père… Enfin, mon mari.

— Votre mari vous a enlevé un enfant ?

— Signor carabinier, il ne faut pas exagérer : lorsque je dis qu’il l’a enlevé, ça signifie qu’il l’a emmené avec lui à Florence pour répondre à l’invitation d’une de mes camarades de classe, la comtesse Maria Filippina Tegiano della Uva qui habite le palais Bignone.

Bacigalupo écarta son collègue :

— Signora, vous ne seriez pas en train de vous moquer de la Loi en la personne de ses représentants ? Votre mari emmène son fils…

— Qui est aussi le mien, non ?

— … à Florence et vous trouvez le moyen de déclencher un véritable scandale sur la voie publique ?

— Un scandale ?

— Et cet attroupement ?

— Alors, vous reprochez aux gens d’avoir du cœur ?

— Ma qué ! de quoi souffrez-vous, signora ? Votre mari part en voyage avec un de vos fils et alors ? Où est le drame ?

La grosse femme se frappa le ventre.

— Le drame, il est là ! chaque fois qu’un des miens s’éloigne de moi, c’est comme si on m’arrachait le cœur ! Mais ça, vous ne pouvez pas le comprendre !

— Qu’est-ce que je ne peux pas comprendre, signora ?

— Que si on ne pleurait pas un peu, ça n’aurait pas l’air vrai.

— Quoi ?

— Qu’on a une grosse peine de se quitter. Vous verrez ça quand vous aurez des enfants.

Amer, le carabinier déclara :

— J’ai marié ma fille la semaine dernière.

— Alors, c’est que vous êtes peut-être un mauvais père ?

Outré, Bacigalupo sortit un calepin de sa poche.

— Je ne sais pas, signora, si je suis ou non un mauvais père, mais je crois être un bon policier et afin de vous le prouver, je vous dresse procès-verbal pour entrave à la circulation sur la voie publique.

La marna eut un râle de stupéfaction et s’adressa aux bambini.

— Vous entendez ? Il veut dresser procès-verbal contre Giulietta Tarchinini, épouse légitime de Roméo Tarchinini, commissaire de police et votre papa !

Bacigalupo sentit passer le vent de la catastrophe :

— Si vous êtes la signora Tarchinini…

— Depuis vingt-huit ans !

— Dans ce cas, mieux qu’une autre, vous devriez comprendre… oh ! et puis à quoi bon discuter… Viens, Emilio !

Et les deux carabiniers reprirent leur hiératique déambulation tandis que Giulietta Tarchinini promenait sur ceux demeurés auprès d’elle, un regard que la reine de Saba n’eût pas désavoué.

 

*

* *

 

Pendant que se déroulait cet incident, le commissaire Tarchinini, installé dans un compartiment de première classe, consolait son rejeton que la communicative douleur maternelle avait amené à pleurer, comme s’il était devenu subitement orphelin. Une voyageuse apitoyée par ce chagrin d’enfant, s’enquit :

— Qu’est-ce qu’il a le bambino, signore ?

— C’est la première fois qu’il quitte sa mère et puis, c’est un sensible… un artiste… alors, il a de la peine d’abandonner, fût-ce pour quelques jours, Vérone, la plus belle ville d’Italie en dehors de Rome, bien entendu.

Le voyageur, assis en face Tarchinini, un grand type sec, au teint gris et à la moustache agressive, ricana. On le regarda, étonné de ce manque d’éducation.

— Excusez-moi, signore, mais vous entendre parler de Vérone en tant que la plus belle ville d’Italie est amusant. Je suis Turinois. Considéreriez-vous Turin comme une bourgade ?

Sincère, Roméo répondit :

— Pardonnez-moi, signore, mais je ne me rends presque jamais dans le nord et j’ignore la beauté de ces pos tes-frontière.

L’autre manqua s’étrangler.

— C’est… c’est Turin que… que vous appelez…

Un Monsieur qui feignait de lire son journal entra dans la bataille.

— Turin, c’est le Piémont et les Piémontais, hein, entre nous…

— Qu’est-ce que vous avez contre les Piémontais, signore ?

— Rien si ce n’est que ce sont à peine des Italiens, si vous voulez mon avis.

— Nous, à peine des… ! Alors qu’avec les Milanais, nous nourrissons l’Italie tout entière !

— C’est bien ce que je disais, signore, vous autres Piémontais, vous n’êtes bons qu’à travailler.

Devant une pareille accusation le Turinois resta sans voix, ce dont le Monsieur au journal profita pour expliquer aux autres – qui ne lui demandaient rien – qu’il se rendait à Bologne pour consulter un spécialiste de l’estomac. Résolue à ne pas demeurer en reste, la dame qui s’était adressée à Tarchinini tint à révéler à tous les voyageurs du compartiment qu’elle gagnait, elle aussi, Bologne pour y faire la connaissance de son petit-fils âgé de quinze jours et qui portait le prénom de son grand-père, Amedéo. Soucieuse de ne pas avoir l’air de faire bande à part, une jeune fille déclara qu’on l’attendait à Modène où elle allait passer deux semaines dans la famille de son fiancé. Enfin, un quadragénaire, représentant de commerce, avoua rentrer à Florence où se situait la firme qui l’employait. Tarchinini crut de son devoir de se montrer aussi aimable que les autres et exposa les raisons de son voyage.

— Il y a longtemps que j’avais promis à mon petit Fabrizio que je l’emmènerais visiter Florence lorsqu’il serait le premier de sa classe comme je suis le premier dans mon métier. Or, le mois dernier, Fabrizio a littéralement caracolé à la tête de ses camarades. Chose promise, chose due. C’est alors que Giulietta – ma femme – s’est rappelée qu’elle avait une amie de pension qui habitait Florence, la comtesse Maria Filippa Tegiano della Uva…

Un léger murmure d’admiration témoigna à l’orateur de l’intérêt qu’on lui portait. Roméo en rougit de plaisir.

— Elle lui a écrit, ayant retrouvé la lettre que la comtesse lui avait adressée il y a une dizaine d’années, car Giulietta est une femme d’ordre ! et voilà pourquoi, sur l’invitation de la dite comtesse, mon fils et moi sommes en route pour Florence où nous habiterons le palais Bignone.

Excédé par ces confessions inutiles, le Turinois referma le livre qu’il essayait de lire et lança à Tarchinini :

— Signore, ça vous ennuierait beaucoup de vous taire un peu ? J’aimerais lire et vos histoires personnelles, si vous me permettez de vous donner mon sentiment, je m’en fiche d’une matière totale et définitive.

Cette attaque suscita une réprobation générale. La jeune fille remercia le Ciel de n’être pas tombée amoureuse d’un Turinois. La dame l’assura que c’était un risque qu’elle ne pouvait courir, car elle avait sûrement du goût. Le représentant de commerce souligna que son travail était beaucoup plus difficile à Turin que partout ailleurs et que, maintenant les signori et les signore ici présents, devaient comprendre pourquoi. Enfi, le quinquagénaire souffrant de l’estomac précisa que l’éducation négligée dans la jeunesse était une tare qu’on traînait sa vie durant. Pour mettre un point d’orgue à cet assaut, le jeune Fabrizio décocha un maître coup de pied dans le tibia de l’homme de Turin qui poussa un hurlement avant d’empoigner le gosse par une épaule et de le secouer. Le représentant de commerce attrapa le bras du Pié-montais tandis que Tarchinini s’emparait de l’autre, ce dont Fabrizio profita pour récidiver en toute impunité et flanqua un nouveau coup dans le même tibia de son adversaire qui hurla derechef. Le contrôleur qui poinçonnait les billets dans le couloir, se jeta dans le compartiment, affolé.

— Qu’est-ce qui se passe, ici ? Le Piémontais ne put placer un mot, tous les autres le désignant comme un perturbateur doublé d’un sadique. Impressionné par cette unanimité, le contrôleur le pria de vider les lieux et d’aller se chercher une place ailleurs s’il ne tenait pas à ce qu’il le fasse descendre au premier arrêt avec l’aide des carabiniers de service. Vaincu, ulcéré, le Turinois sortit, en demandant à haute voix quelle foutue idée avait eue Victor Emmanuel II de vouloir régner sur les Italiens !